Ma critique du livre "Pensées en chemin" d'Axel kahn

Ma critique du livre "Pensées en chemin" d'Axel kahn

Au moment où j'écris cet article, nous sommes en 2017, année, semble-t-il, placée sous le signe de la marche. Il n'est sans doute pas faux que de dire que le mot marche apparait comme étant quasiment omniprésent. Partout ! Celui-ci est partout, à la télévision, sur tous les magasines que l'on retrouve pour beaucoup éparpillés le long de la table de la salle d'attente du médecin...Le mot y est d’ailleurs étrangement et très souvent suivi d’un point d’exclamation comme si l’action consistant à se déplacer en mettant un pied devant l’autre devenait une injonction de l’homme envers lui-même afin d'atteindre un but, une finalité bien définie et calculée en somme. Mais l’homme qui marche, en prenant l’image du chef d’œuvre d’Alberto Giacometti, n’est-elle pas l’image la plus primitive et naturelle que l’on a de l’être humain, celle qui rapproche intimement ce que nous sommes avec ce que nous avons été ? Sommes-nous au fond si différents de nos ancêtres ? La marche fut originellement cet acte naturel poussant l’être humain à chasser, à explorer de nouvelles contrées, à s’installer et à vivre pleinement. Ainsi doit-on s’obstiner à chercher frénétiquement un sens utilitariste à la marche ? La marche est une pulsion de vie qui nous pousse à persévérer dans ce que nous sommes. Lorsqu’on demandait au philosophe allemand Martin Heidegger pourquoi marchait-t-il si longtemps chaque jour le long de son fameux chemin de campagne, était-ce dans un but très précis ? Etait-ce donc pour réfléchir à la façon d’écrire son prochain livre ? Etait-ce pour garder la ligne ? Non répondait-il :

« Je marche à une étoile, rien d’autre »

Tout comme la musique, la marche trouve sa cause en elle-même : elle est une praxis. Je marche d’abord parce que je marche. Vers quelle étoile ? Le chemin se chargera de me donner réponse. En 1974, l’écrivain Jacques Lacarrière, amoureux de la Grèce et de son Histoire, a relaté dans son roman empreint de poésie Chemin faisant sa longue traversée de la France rurale à pied contant ses rencontres simples avec les autres et la nature. Il est difficile d'accepter que l'année 2017 soit une année particulière à ce titre, ceci apparaitrait même comme présomptueux, voire incohérent. Marcher n’est pas une mode. Marcher est intemporel. Je marche comme Lucy marchait il y a des millions d’années.


L'homme qui marche, Alberto Giacometti


Pensées en chemin, Axel Kahn, 2014

Ainsi, en ce temps où l’on se presse sans cesse, où l’on cherche de l’utilité à tout, où consommer puis jeter sont devenus des crédos, il est bon d’opérer « un retour aux choses mêmes » comme rapporte le philosophe Jean Beaufret. Choisir l’être au détriment du paraitre. C’est ce qu’a choisi de faire le médecin généticien et écrivain Axel Kahn. Humaniste aux prises avec son temps et aux questions de société, Axel Kahn suit l’injonction que lui a laissé son père dans un dernier mot avant de se suicider « sois raisonnable et humain ». Mû par ses expériences de la randonnée durant son enfance rurale en Touraine et son adolescence chez les scouts, Axel Kahn décide en 2011 au moment où son mandat de président de l’université Paris Descartes se termine, de suivre les pas de l’auteur de l’été grec : traverser la France à pied, des Ardennes au Pays Basque. Il l’a fait et en a écrit un livre, Pensées en chemin, paru en 2014. Le livre démarre assez lentement. Dans l’introduction, il y évoque avec beaucoup d’honnêteté ses profondes motivations qui le poussent à bientôt 68 ans à se lancer dans un tel projet avec tous les déboires possibles que cela peut engendrer. D’ailleurs, Axel Kahn consacre une bonne partie du début du récit à décrire son « programme d’entrainement » qui fait tout aussi parti du chemin que le chemin lui-même : il faut avoir les « jambes et la tête ». Ayant pris ses distances avec la vie universitaire, la cause publique touche intensément le Pr. Kahn et il accepte en 2012 d’affronter François Fillon aux législatives sur demande du maire de Paris. Tout au long de la campagne, il se refuse à utiliser tout transport en commun l’obligeant parfois à traverser à pied tout Paris chaque matin… il a le mental comme on dit ! Les jambes mais aussi la tête : savoir pourquoi y aller sans savoir pourquoi on y va. Une fois imprégné de ce Leitmotiv, rien ne peut plus se mettre sur son chemin, pas même la blessure du dernier moment…. En effet, la veille de partir pour le périple français, Axel Kahn se fait renverser par un cycliste et se blesse assez durement au poignet : « mes esprits vite recouvrés, je n’eu aucun mal à porter un diagnostic : fracture de Pouteau-Colles ». Mais rien n’y fait, impossible de l’arrêter. Cachant la forte douleur, il se rend tout de même aux interviews des nombreux médias qui couvrent son départ. Hippocrate le disait lui-même :

« la marche est le meilleur remède pour l’homme »


De passage sur le mont Beuvray

Le lendemain Axel Kahn se rend comme prévu à Givet dans les Ardennes pour le grand départ « à pied d’œuvre » accueilli officiellement par des élus locaux. Oui, contrairement à son prédécesseur Jacques Lacarrière, Axel Kahn est une personnalité politique qui a été sous le feu des médias et est suivi par nombre de gens à l’heure des réseaux sociaux ; c’est sa principale crainte, être accompagné par des « fan » le long d’un périple de marche qui se veut par essence solitaire dans le cheminement vers soi et vers l’autre. La suite lui donnera tort. En effet, c’est en solitaire qu’il part sous une pluie battante de hameau en hameau dans sa traversée de la Meuse direction le Morvant à la rencontre du terroir et de la population locale. Le livre est relativement court, divisé en chapitres correspondants à des étapes phares de l’itinéraire préparé soigneusement en amont, on n’a pas l’impression de perdre une journée. C’est assez remarquable quand on sait que le voyage a duré plus de trois mois… Dans sa préface de Chemin faisant, Jacques Lacarrière est formel :

« Le temps de lecture n’est pas le temps de la réalité, il faut transformer le temps des chemins en temps des livres »

Pari réussi pour Axel Kahn qui arrive à saisir sur le vif les moments forts en émotion de chaque journée vécue sur les chemins. Dans la première partie du livre, il y décrit ses rencontres fortuites avec les gens qui acceptent généreusement d’ouvrir leur porte afin qu’il puisse se restaurer et dormir. Ils y discutent de la vie locale, des difficultés à trouver un médecin, des difficultés économiques traduites par un chômage des jeunes, un exode rural et une population vieillissante. Il y a Decazeville cette ancienne cité minière de l’Aveyron qui a profondément marqué le voyage d’Axel Kahn. De passage sur la Via Podiensis, le camino français de Saint Jacques de Compostelle suivi chaque jour par un grand nombre de pèlerins et randonneurs au départ du Puy-en-Velay, alors qu’il a très faim et soif sous le cagnard du sud-ouest, A.Kahn décide de s’arrêter dans un bar de Decazeville. Il y fait la rencontre de riverains, la cinquantaine passée accoudés au bar évoquant la fin de l’activité minière, la fermeture en cascade des usines chimiques et métallurgiques, leur grande difficulté à se relever et à envisager un bel avenir pour leurs enfants. Axel Kahn est notamment très frappé par les propos de l’un d’entre eux « ils ont tout pris… ». Ces propos rentrent en écho avec ce sentiment d’abandon qu’Axel Kahn a pu ressentir au cours des rencontres qu’il a faites dans d’autres villages de la France dite « profonde » où règne un véritable sentiment de défiance vis-à-vis des « ils », « les autres, les puissants, les possédants, la logique de la compétition internationale ». C’est cette logique du repli sur soi montante qui fait naître le clivage tant redouté entre cette France rurale et la France des grandes villes. Axel Kahn l’a bien pressenti et les élections présidentielles de 2017 n’ont fait que confirmer la tendance…


Un village du Forez vu sur les plateaux à l'ouest du massif central

Outre les aspects politiques au cœur du livre, l’histoire et la mise en valeur du patrimoine Français sont très chers à Axel Kahn. Le livre est parsemé d’anecdotes voire de vrais récits historiques écrits avec passion permettant de ramener à la vie les acteurs qui ont vécu en ces lieux, qui ont façonné ces monuments. Comme à son passage par Vézelay, lors de son passage par la ville médiévale de Conques « cette petite cité merveilleuse », A.Kahn y relate devant l’Abbatiale, l’histoire de Sainte-Foy nous faisant faire un bon dans un temps moyenâgeux. Si enivré par le surgissement du passé réminiscent de ces lieux mythiques qu’en passant par Condom en Gascogne, le voilà qu’il se prend lui-même à son propre jeu devenant D’Artagnan, flamberge au poing, le temps de quelques kilomètres. C’est vraiment surprenant cette façon de vivre le chemin dans une réalité assourdissante tant par la teneur émotionnelle des rencontres et des réalités sociales mais aussi par l’imaginaire historique qu’il se dégage et auquel on ne peut que succomber à l’expérience. C’est aussi ça la marche en chemin : c’est une manière d’accéder à l’interstice existant entre réalité et imaginaire, deux mondes en apparence antagonistes mais dont l’un puise ses vertus dans l’autre les rendant parfaitement entrelacés. Pensées en chemin réussit à dévoiler cela à notre regard. Il ne reste plus qu’au lecteur à s’en faire sa propre expérience mais le voilà averti du vertige de la liberté qui l’attend.


L'horizon du chemin

Axel Kahn accorde une place très importante dans le livre au contact humain. Il le fait par exemple, au travers du récit de ses rencontres de pèlerins sur la Via Podiensis avec qui il tissera des liens forts ou encore les rencontres nées des imprévus comme ce passage inoubliable dans le massif central au sanctuaire de Nôtre-Dame-de-l’Hermitage à 1110 m d’altitude accueilli très chaleureusement par les sœurs après avoir arpenté la journée entière, non sans douleur, une forêt opaque de Pins de Douglas. Il y a encore ce passage dans ce « modeste restaurant » d’un hameau du Gers où le patron voyant débarquer l’arpenteur lui propose une table à l’ombre d’un marronnier

« tiens, une nappe du soleil […] Apporte-nous donc de ton petit rosé gouleyant, il réjouit les vivants »

s’écrit-il à son fils ainé. Dans le livre, la partie sud-ouest de la France apparait comme signe de son arrivée prochaine et prend une certaine tournure édénique avec description de paysages dont la terre est fertile et la richesse des vergers est inégalée. La jubilation de ces commerçants du fin fond du Gers « n’est pas l’apanage de privilégiés, elle est vécue par de petites gens qui savent trouver dans les choses ordinaires de la vie et témoignent ainsi de leur superbe appétence de l’existence ».

Finalement, Pensée en chemin est un livre qu’on ne saurait pas trop classer. Ce n’est pas un essai, pas un roman, pas un carnet de voyage, pas un livre d’histoire, c’est plutôt un livre autobiographique de l’instant présent empreint de la philanthropie de son auteur. « Le retour au choses mêmes » dévoilé à son regard par le spectacle de la nature et la rencontre de l’autre dans son humanité : voilà l’étoile vers laquelle a longtemps marché Axel Kahn. En ces temps où l’on met la marche à toutes les sauces, il est bon de se ramener à l’essentiel. Lire Pensées en chemin, c’est trouver plus que l’envie mais le devoir de s’y mettre « à pied d’œuvre ».